Le vécu des soignants confrontés au deuil périnatal
Bien que la médecine fœtale se soit considérablement développée, certaines trajectoires de vie sont déviées. A la croisée de la vie tant attendue et de la mort qu’on n’ose envisager lorsqu’on s’apprête à devenir parents survient le Deuil Périnatal.
Dans ces situations, les parents, mais aussi les professionnels qui y sont confrontés se retrouvent dans un état de désarroi. Si le deuil périnatal est un processus individuel et singulier, il est toujours partagé par le collectif, dès lors qu’il concerne les parents qui le traversent mais aussi leurs proches et les soignants qui les accompagnent dans ce moment particulier. La mort de l’enfant en devenir est ainsi accueillie, accompagnée et soutenue par des soignants portés par des valeurs éthiques, morales et un cadre professionnel normé. Quel peut être l’impact sur les équipes soignantes de l’exposition à la perte d’un bébé ? Ces situations activent sans nul doute de fortes émotions, liées à l’histoire singulière des familles qui vivent la perte, mais aussi à celle des soignants, à leurs croyances et leurs représentations. L’ambivalence entre la dimension professionnelle et personnelle est complexe. Qu’est ce qui fait que l’histoire de certains patients restera gravée dans la mémoire d’un soignant alors que d’autres dossiers aux histoires médicales similaires laisseront moins de traces ? À l’endroit où débute la rencontre soignant/soigné, des humains se croisent, façonnés par leur propre histoire et incarnés par des vécus singuliers où ont pu se confronter la vie, les souffrances et la mort. Outre la dimension émotionnelle particulièrement forte de ces situations, certains éléments de parcours de vie et d’identifications interpersonnelles apparaissent. La proximité de la vie et de la mort, côtoyée quotidiennement à l’hôpital, effraye chaque soignant qui y est confronté, et ce d’autant plus s’agissant d’un enfant en devenir. À cet endroit, l’angoisse des parents vient bousculer l’angoisse des professionnels de façon irrationnelle. Le paradoxe réside également dans le fait d’exercer une profession dont l’idéal professionnel est de guérir et de repousser sans cesse les limites de la vie, mais dont l’idéal ne peut exister sans la nécessité de pouvoir supporter un certain nombre de situations où la mort est présente. Ainsi, à la technicité du soin doivent être associées des qualités humaines et d’accompagnement qui sont toutes aussi précieuses et nécessitent une expertise importante. La place du soignant est essentielle auprès des parents, mais il est soumis en permanence à l’ambivalence de son positionnement professionnel, à la volonté de bien faire et de trouver les mots justes, à son éthique personnelle. En ce sens, il est important de rappeler aux soignants que parfois accompagner, c’est juste être là, et que cette présence demande beaucoup plus que certains actes et/ou mots.
Morgane, bénévole à l’association Petite Emilie
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Je suis sage-femme depuis de nombreuses années. Bien que d’autres formations soient venues compléter cette dominante professionnelle, le cœur de ce métier trace le sillon traversant toutes mes activités professionnelles.
J’exerce un métier qui accompagne et soutient la vie. Celle qui pousse dans le pli rond et charnel du corps des femmes. Celle où la voix d’un enfant à venir interpelle déjà ses parents, le plus souvent avec la promesse d’une fête pour sa naissance.
Toutefois, j’ai appris, aux dépends de l’expérience professionnelle, que les forces de vie liées à cette promesse sont, malgré tout, en confluence cachée avec la mort. Et que la promesse reçue par la vie s’aliène parfois dans les pires cauchemars, lorsque cet enfant doit naître sans vie et que l’ombre de la mort s’en empare.
J’ai appris à rencontrer ces hommes et ces femmes qui deviennent pères ou mères par les plus grands tourments, celui de la perte de leur enfant à venir, ou à peine né. C’est bien la plus douloureuse et la plus folle entrée dans la parentalité.
C’est pourquoi, grâce à la solidarité et la volonté d’autres soignants, depuis plus de 10 ans, en tant que sage-femme, je viens au domicile des parents lorsque, eux-mêmes, y reviennent les bras vides, et sans leur enfant. Mais, heurtés, dans leur tête, par les souvenirs de ce qui était promis pour l’avenir.
Je viens au plus vite, dans le postnatal, après la sortie de l’hôpital. Car personne ne s’y rend malgré l’immensité du choc physique et psychique que traversent les parents. Sans bébé, pas de rencontre avec un pédiatre, une puéricultrice, un centre de PMI, ni même un médecin ou une sage-femme, en général.
En tant que sage-femme, je prends soin de la mère et de son corps meurtri par le vide, les seins tendus qui cherchent à nourrir, les blessures et l’absence. Car une sage-femme aurait dû être là également pour accueillir cet enfant, s’il avait été vivant, et s’occuper de sa mère, dans la clinique habituelle des petits maux qui suivent la naissance.
Je me sens investie, pour les souvenirs, et telle un témoin, de cet enfant qui n’est pas là, devant ses parents. Afin que lui soit rendu ce qu’il en a été de son existence, et ce qu’il en est pour ses parents. Il est là, avec son prénom, s’il y a lieu, dans ce qui se raconte lorsqu’il s’agit de reparler de la grossesse, du projet espéré, mais aussi de sa naissance, de ce qui s’est passé, de ce qui est arrivé, et de ce qui a été fait avec lui ou pour lui. De quoi revenir sur sa courte existence, avec une vraie histoire, en prise avec la vie de ses parents, de leur couple, de sa famille, a minima sociale puisqu’elle a été partagée avec des professionnels pendant le temps du soin.
J’essaye d’apporter du soutien en étant là, quand bien même il n’y a rien à faire. Mais je sais que, malgré tout, le récit que font les parents à une sage-femme, de ce qu’ils ont vécu et de ce qu’ils traversent, ordonne quelque peu le chaos de leur monde intérieur.
Souvent, dans ces moments-là, le vécu corporel et émotionnel, les questionnements et les demandes d’informations, concernant la suite du réel de l’existence, peuvent être abordés. Notamment pour ce qui touche à la fratrie, la famille, l’entourage social ou professionnel avec lesquels il est parfois si difficile de partager et de se sentir compris. Mais aussi, et sans que ce soit étrange, discuter avec une sage-femme, de ce qui touche à la contraception, la sexualité et l’impérieux désir d’un autre enfant et d’une nouvelle grossesse.
Certes, j’ai eu besoin de me former pour comprendre les épreuves supportées par les parents, pour ne pas me perdre devant tant d’effroi, de tristesse ou de solitude, pour ne pas me défendre en devenant moins sensible, et rester pour eux une ressource professionnelle, en dépit de la proximité relationnelle que suscite un tel partage.
Néanmoins, c’est les parents qui m’ont aidée. A aider d’autres parents aussi. J’ai toujours des exemples en tête de ce qui m’a été dit et de ce qui a été fait par d’autres parents, qui peuvent venir étayer le vécu et les questionnements de ceux qui sont récemment endeuillés.
Au fil des années, d’une certaine façon, ce sont les parents que j’ai accompagnés qui m’accompagnent dans la rencontre d’autres parents endeuillés. Chose étonnante, en résonnance avec cette remarque, c’est en allant rendre une première visite à un couple ayant perdu leur puînée, décédée de mort subite in utero à terme, que j’ai reçu un message chaleureux de la mère de bébé Tess, décédée de la même façon, 8 années auparavant. Un message accompagné d’une photo de trois sourires joyeux, celui de la mère de bébé Tess et de ses deux frères, nés entre temps.
Beaucoup de parents ont pu confirmer combien ce « suivi postnatal » par une sage-femme avait du sens par le soutien et l’aide qu’ils avaient pu en retirer. Ce qui porte chacune de mes visites de sage-femme dans un tel contexte. De même que pour mes collègues soignants, qui ont suivi la grossesse ou la naissance, ce suivi prend le relais d’une situation où ils se sentent impuissants, avec le sentiment de laisser les parents livrés à eux-mêmes. C’est, alors, comme une sorte d’alliance, qui peut continuer malgré tout, malgré le décès de cet enfant.
Beaucoup de parents ont eu d’autres enfants et me font signe de temps en temps, comme un clin d’œil à la vie et à l’espoir retrouvé. Ces nouvelles me sont précieuses et me soutiennent autant que mon métier. Car, pour continuer, j’ai besoin de varier mes suivis et d’accompagner aussi des projets d’enfants qui naîtront vivants pour leurs parents.
C’est ainsi que, d’aller et venir auprès de ceux qui n’ont pas pu vivre, et auprès de ceux qui vivent, la majorité d’entre eux, je sais que c’est la vie et l’humanité qui auront toutefois le dernier mot : la mienne et celle de ceux et celles que je rencontre. Je le sais en tant que sage-femme, avec tous les parents que j’ai accompagnés.
Je le sais quand je suis auprès des parents endeuillés, même si à ce moment-là, ils n’en peuvent rien savoir. Je le sais parce que dans cet engagement avec eux, en tant que sage-femme, rien n’est morbide, tant il y a la force du devenir.
Claudine Schalck, sage- femme
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Il est parfois difficile d’expliquer aux gens, que oui, je suis sage-femme, mais que je travaille plus souvent avec la mort qu’avec la vie.
J’ai 53 ans, je suis sage-femme dans un centre pluridisciplinaire de diagnostic prénatal. J’y rencontre des patientes venant de toute la région et pour lesquelles il a été découvert une anomalie chez leur fœtus, lors de l’échographie de dépistage. Ces futures mères, souvent accompagnées de leur conjoint, arrivent très anxieuses dans notre centre. Malheureusement, lorsqu’avec le médecin, nous confirmons la malformation à l’échographie de diagnostic, ou bien que nous rendons un résultat d’amniocentèse précisant l’anomalie chromosomique ou génétique recherchée, tout s’effondre autour de ce couple.
Suite à la confirmation puis à l’annonce par le médecin de la malformation ou de l’anomalie du résultat de l’amniocentèse, mon travail, comme celui de mes trois collègues, consiste à accompagner ces couples, en fonction de leur décision, vers l’interruption médicale de grossesse ou vers la poursuite de la grossesse qui donnera naissance à un enfant non viable, ou lourdement handicapé.
Alors, bien sûr, l’expérience fait que je me sens plus armée qu’il y a quelques années, pour mener à bien ma mission, mais malgré tout, cela n’efface pas la difficulté. Le moment le plus compliqué pour moi, est souvent le temps de l’entretien organisé quarante-huit heures avant le déclenchement de l’accouchement. Il se situe souvent une semaine après l’annonce mais peut être organisé beaucoup plus vite si le terme est déjà avancé. La phase de sidération est passée, l’interruption médicale de grossesse est organisée, les certificats sont signés, le séjour est programmé à la maternité. La première onde de choc est passée et il me faut parler de deuil mais aussi de choses concrètes. Et pour se faire, il faut arriver dès les premières paroles à entrer en contact avec ce couple en peine qui n’a pas envie d’être là. Des fois, j’y arrive très bien, les mots choisis sont les bons, et plus je vois qu’ils sont à l’écoute et plus ils m’encouragent, je crois. Avoir de l’empathie, il faut qu’ils comprennent qu’on est là pour eux, pour franchir cette peine ensembles. Il m’arrive quelques fois d’avoir envie de pleurer avec eux et je pense qu’ils le ressentent. J’ai du mal à savoir pourquoi je suis si émue avec certains. Peut-être me rappellent-ils quelqu’un, peut- être mon couple aurait-il ressemblé à celui-là dans une même épreuve…je ne sais pas.
Quelquefois, en revanche, le contact est plus difficile à établir et j’ai l’impression de ramer, je ne sais pas si je vais pouvoir leur apporter mon soutien en entier. J’ai du mal lorsqu’ils sont fermés, dans cette peine atroce, qu’ils nous reprochent un peu. Il m’arrive de me sentir coupable. Je débite tout ce que je dois dire ; le choix de la déclaration à l’état civil, la demande d’autopsie, la prise en charge du corps, la crémation, le congé maternité, le congé paternité, la péridurale, le geste d’arrêt de vie…Tout est dit mais que va-t-il en rester ?
Le geste d’arrêt de vie, la deuxième onde de choc…La plus difficile pour moi ? Peut-être pas. Il y a la difficulté du geste, ma concentration pour écho guider au mieux le médecin qui va ponctionner. Le guider au mieux parce que je sais que pour lui c’est dur aussi, il faut qu’on en finisse au plus vite. Cette concentration sur cette fine aiguille que nous menons jusqu’au vaisseau du cordon ombilical de ce tout petit, est là pour me détourner de ce geste, heureusement. A la première injection, le fœtus s’immobilise, après la deuxième injection, je descends la sonde d’échographie au niveau de son cœur qui doucement s’arrête…
Et lorsque plus tard dans la journée, je me remémore cet instant, je sais que ce geste routinier à donner la mort et que je n’ai pas fait ce métier de sage-femme, initialement, pour donner la mort. Voici dans ce deuil toute l’ambivalence de mon travail : je suis là pour libérer un couple, une famille, d’un parcours de vie difficile, mais je les aide à se priver définitivement de leur enfant.
Je n’ai pas été formée pour cela, je ne m’attendais pas à ce que la mort soit si présente lorsque je suis arrivée dans ce service, mais tout ceci donne un sens important à ma profession ainsi qu’un enrichissement personnel.
Fabienne Lay, sage-femme
Crédit photo mrsiraphol via Freepik
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